Je suis épuisée de vivre
Louis-Marie nous introduit dans la vie de Sandra et du douloureux douloureux fardeau qu’elle porte, faisant à nouveau là l’expérience de la vocation première de la mission Points-Cœur.
Notre grande amie Sandra est réapparue après un an d’absence. Je ne l’avais vue qu’une seule fois une trentaine de minutes dans le centre de Valparaíso et je me souviens à quel point l’affection et le visage de cette femme qui vit dans la violence de la rue m’avaient marqué. Les premiers volontaires l’ont rencontrée il y a quinze ans dans la prison des femmes. Ils racontent qu’elle était profondément déshumanisée, refusant d’abord tout rapport avec les autres et d’une grande agressivité. Elle-même me décrivait en pleurs la tragédie de son enfance en commençant par l’abandon de sa mère et les violences abominables de son père : « J’ai grandi comme un animal. Je ne savais pas ce que c’était que manger dans une assiette, m’asseoir sur une chaise, regarder quelqu’un dans les yeux ou dormir dans un lit sans avoir peur. J’étais sauvage. Je ne savais pas que j’étais une personne. La violence physique était mon seul langage. » Puis, au fur et à mesure des visites, le regard des volontaires a ouvert son cœur et, à sa sortie de prison, elle a trouvé au Point-Cœur la famille qu’elle n’avait jamais eue. « Ce sont eux qui m’ont regardée comme un être humain pour la première fois de ma vie. Ils m’ont appris que j’avais le droit de vivre, de me montrer fragile, de me laisser pousser les cheveux et d’être féminine. C’est pour cela que vous êtes tout pour moi. Cette maison, c’est le seul lieu où je n’ai pas à me mon- trer forte et insensible. C’est le seul lieu où je peux être moi-même. »
Après l’avoir retrouvée dans son épaisse veste en cuir en train d’écouter du grégorien sur la place du Congrès, nous l’avons amenée à la maison pour déjeuner. Une fois assise à notre table, elle n’a pas cessé de pleurer jusqu’au milieu de l’après-midi en répétant de nombreuses fois : « Je suis fatiguée. Je suis épuisée de lutter. Je suis épuisée de vivre ou plutôt de survivre. Je ne sais pas ce que c’est que la vie. Je n’en ai jamais eu. Je vis dans la jungle depuis tellement longtemps. D’ailleurs je ne me défends plus, je les laisse me frapper parce que je n’ai plus de raison de me défendre. Je me bats seulement quand un homme touche à une de mes amies du foyer. » Cette dernière année d’errance avait été à nouveau parsemée de drames douloureux dont la perte d’une petite fille à la naissance et de nombreuses tentatives de suicide. « Finalement je ne veux pas me tuer parce que je suis responsable devant ma fille. Je veux aller la retrouver là où elle est et si je me tue je ne pourrais pas la retrouver. Je sais bien que ce n’est pas de la faute de Dieu. C’est lui qui me donne ce qui me reste de force. Je m’accroche à Lui. Pour cette raison, j’écoute du grégorien toute la journée » nous disait-elle encore. J’avais rarement vu une personne portant un tel fardeau de souffrances.
En priant le chapelet avec elle dans la chapelle de la maison, je comprenais que sa visite était pour moi comme un rappel brutal de la vocation première de la mission de Points-Cœur. Le rappel était d’autant plus fort qu’il intervenait providentiellement à quelques semaines de mon départ. Sandra était revenue parce qu’elle savait qu’elle trouverait chez nous une présence silencieuse et attentive auprès de sa croix, de vrais amis qui puissent recevoir silencieusement son cri.