Alexandre, Philippine

Le saranggola de Dudong

A market 3, l’amitié avec les soccer boys transfigure et fait revivre Dudong qui se laisse conduire depuis l’unique pièce de sa cabane vers la Sainte Eucharistie.

Jaerselle, surnommé par tous Dudong, est un miraculé de l’existence, un signe tangible de la tendresse de Dieu pour son peuple. gé seulement de neuf ans, il fait partie de cette population qui survit dans le bidonville de Market 3 dont je vous ai tant de fois entretenu. Ce petit coin d’enfer est coincé entre le grand Fishport de Navotas, la Road X qui relie le centre de Manille et un bras de mer infesté d’immondices en pagaille. Y grouille une myriade de gamins tout nus, s’ébattant joyeusement dans cette eau noirâtre embaumant l’atmosphère d’une sympathique odeur nauséabonde de poissons séchés et d’excréments mêlés.

Là, au cœur de ce bidonville, Dudong vit avec sa famille dans une minuscule cabane en bois. Son quotidien, au milieu de six frères et sœurs, se résumait à bien peu de choses avant de faire partie de l’équipe de foot des Soccer Boys : se rendre à l’école fidèlement chaque matin, après avoir fait une toilette de chat rapide (si le bidon familial contient encore assez d’eau pour se laver) puis, revenir s’assoir dans l’unique salle de la petite hutte, afin de passer le reste de la journée à dormir, à se raconter des histoires tout seul, à faire quelques devoirs et à grignoter une assiette de riz. Extrêmement introverti, Dudong ne sortait que rarement jouer dehors. D’ailleurs, à quoi bon ! Il n’avait aucun ami. Trop timide. Trop renfermé. Pourtant, sa gueule d’ange et son doux caractère auraient fait de lui un excellent compagnon de jeux pour n’importe quel enfant. Mais Dudong restait seul. Trop seul. Extrêmement seul pour un gamin de son âge. Alors que toute sa fratrie faisait les quatre cent coups dans les ruelles du bidonville, lui se muait peu à peu en un minuscule Mowgli abandonné dans la jungle de son existence, calfeutré et livré à sa solitude d’enfant. Il ne parlait plus qu’à lui-même, ne souriait que très peu et devenait ainsi un petit animal chétif, craintif de tout et de rien. Ate Rhéa, sa maman, préoccupée, s’en ouvrit un jour à Kian, le bon capitaine de notre petite équipe de foot des Soccer Boys. Celui-ci, certainement touché par l’émoi de la maman de Dudong, et probablement encouragé par sa propre mère, vint nous trouver, pour nous proposer d’intégrer Dudong à l’équipe. Sans hésiter un seul instant, nous avons recueilli le cri du cœur de la maman de Dudong et avons fait la connaissance de ce Mowgli de Market 3.

Jamais je ne pourrais oublier ce jour où nous sommes venus l’inviter à venir taper le ballon avec nous ! Jamais je ne pourrais oublier ce sourire fier, indescriptible qui a illuminé son visage, lorsque Kian lui a proposé de devenir un Soccer Boy ! Jamais je ne pourrais oublier cette étincelle que j’ai entrevue dans son regard, baigné de larmes ! Dans un souffle si léger, notre Mowgli a osé un Oui. Et ce Oui a transfiguré son existence ! Il n’est plus le même. Il sourit. Il passe ses journées dehors avec ses copains des Soccer Boys. « Il est même devenu un peu coquin ! », nous confie sa maman, amusée.

Maintenant que le temps a passé, je contemple avec ravissement l’œuvre de Dieu dans son existence et ne cesse de rendre grâce de n’être qu’un pauvre instrument de Sa compassion. Comme une série de clichés en pagaille dans l’album de sa vie, j’admire la figure de Dudong et je me souviens. Je me souviens de ses premiers contrôles de balle ratés et de ses premières passes si maladroites, lors de nos entraînements hebdomadaires sur la montagne de déchets du bidonville. Je me souviens des rendez-vous avec son institutrice, pour essayer de comprendre pourquoi il passe ses journées à dormir en classe, épuisé par la vie du quartier. Je me souviens de sa fierté lorsqu’il a ramené son premier trophée à la maison et qu’il l’a sauvé des flammes, quelques jours plus tard, lorsque le bidonville était devenu un brasier en pleine nuit. Je me souviens de son regard émerveillé lorsque, pour la première fois, il a pris le train et a découvert Manille lors d’un tournoi de foot dans l’Université d’Ateneo. Je me souviens encore de ses larmes en pagaille, lorsque son papa, soûl ce jour-là, a essayé de l’assassiner avec le grand couteau de cuisine. Je me souviens de son courage, le matin suivant, se rendant quand même à l’école, le visage marqué par tant de souffrances. Je me souviens de son sourire quelques jours plus tard, lorsqu’ému aux larmes, il recevait pour la première fois, la Sainte Eucharistie. Jamais, je ne pourrai oublier son visage rayonnant à cet instant !